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Des ouïes inouïes :


L'iconographie musicale pré-moissagaise nous offre des ouïes en simple(s) trou(s) et en demi cercle le plus souvent. Aucun site ne propose une telle diversité comme à Moissac.

L'étude archéologique nous à appris que les dessins visibles à Moissac ne sont pas le fait de restaurations. Deux des motifs les plus étonnants sont : un C avec cran intérieur comme on en trouve sur les violes de gambe ou les vielles à roue; et le plus invraisemblable est en forme de S comme on le rencontrera différemment stylisé sur les instruments du quatuor, les guitares de jazz, les dobros et autres mandolines américaines?

des ouïes en forme de lettres


En approfondissant l'étude des ouïes moissagaises on s'aperçoit qu'on est en présence des lettres A, (B), C, D, E, S et G (la lettre B fait défaut, mais quatre instruments détruits manquent au tympan moissagais).
Ces lettres qui sont les premières lettres de l'alphabet sont utilisées depuis longtemps déjà pour enseigner la musique (voir Gui D' Arezzo et écriture musicale dans l' Antiquité).

Le maître de Moissac aurait donc choisi des motifs musicaux pour dessiner les ouïes des instruments. D'ailleurs, il a recours également à un profil en forme de "virga cornue" qui s'utilise exclusivement à Moissac dans l'écriture neumatique (où elle indique un intervalle de ton).
La présence de la lettre S peut trouver plusieurs justifications : l'écriture neumatique à recours au S couché pour indiquer un torculus, tandis qu'un S dressé illustre un oriscus. Le S symbolise parfois un sursum, indiquant au chanteur une légère intonation de la voix.

Enfin, il faut dire que le recours à la lettre F comme motif d'ouïe aurait posé problème étant donné la morphologie même de l'écriture.

Le S peut donc symboliser soit un semitonus (nium), soit un FA par rapport à Mi, dans une gamme de LA. Le sculpteur de Moissac aurait pu "emprunter" son idée de motifs à un auteur dont le document ne nous serait pas parvenu.

Reprenant ces motifs, j'ai pris soin de les rapprocher de la morphologie de l'écriture en usage au scriptorium de Moissac à la fin du XIème siècle et début de XIIème siècle. Il ne fait aucun doute que les profils des ouïes moissagaises collent à l'esthétique en vigueur dans la période 1100\1105.

Maître sculpteur et maître luthier avant l'heure


Le choix de ces lettres est en outre motivé par la volonté d'indiquer au musicien le bon emplacement de son chevalet.
A Moissac, tous les chevalets sont parfaitement centrés. Plus encore, sur l'un des instruments (photo ici), le sculpteur à cranté les côtés du chevalet pour insister sur l'importance du bon positionnement, qui garantira une meilleure justesse, après un changement de cordes par exemple. Nous savons qu'il faudra plusieurs siècles aux luthiers pour fixer ce principe.

Le maître de Moissac nous informe encore sur la technique de jeu de ces instruments à son époque. La pratique du pouce qui est utilisée sur la corde-bourdon est attestée. Les formes des clés de chevilles et la fixation des cordiers préfigurent parfaitement les organes d'aujourd'hui.

Dix neuf instruments à une et deux cordes ont une forme oblongue.
Pas de touche, pas de manche rapporté, le tout suggèrant une construction monoxyle (à fonds plat toutefois) qui m'a paru imposer la désignation de "rebec" (sans garantie, mais prenant en compte des travaux récents comme l' étude philologique du Professeur Pierre Bec par exemple).
Trois instruments sont montés de cinq cordes proposant trois montages en cordes différents (vièles probablement plutôt que rebecs comme je l' écris dans mon livre!).

La sculpture indique un manche rapporté, tandis que la "touche" ne vient pas en débord au dessus de la table d'harmonie. Aussi ai-je pensé qu'il a pu exister une génération d'instruments dont la caisse est creusée dans un bloc de bois tendre tandis que le manche réalisé dans un bois dur dépasse l'épaisseur de la caisse. En l'absence d'éclisses j'ai encore retenu la désignation de "rebec" (bien que le terme n' apparaisse qu' en 1379, et rebebe en 1270... Le cheval n' apparaît-il pas dans la peinture rupestre 30000 ans au moins avant le terme? Mais ne plaisantons pas !).
La question est aussi subtile que passionnante. D' ailleurs tout le problème réside dans la manière dont nous posons la question.
1/Les instruments à une et à deux cordes figurés au tympan abbatial de Moissac s' appelaient-ils "rebecs" en 1100-1115? De toute évidence, la réponse est non, au regard des textes dans lequel le terne ne fait son apparition que 250ans plus tard!
2/Les instruments sont-ils des "rebecs", différemment glosés en 1100-1115? La réponse est moins simple!